L’Europe face aux IA chinoises: entre fascination, dépendance et stratégie en panne
L’IA est devenue plus qu'un sujet technologique: levier d'influence et outil de domination. Avec DeepSeek et Doubao la Chine passe à l’offensive et défie l’Occident. L'Europe se ressaisira-t-elle?
Les IA chinoises DeepSeek et Doubao (IA de ByteDance, la maison-mère de TikTok), ne sont pas de simples percées technologiques. Leur émergence rebat les cartes d’un affrontement où l’Europe reste en retrait. Mais DeepSeek n’est ni une surprise ni un cas isolé : son succès s’inscrit dans une dynamique plus large et structurée. Une trajectoire bien plus longue et complexe qu'il n'y paraît.
L'avantage tarifaire chinois : une arme à double tranchant
Dès février 2024, DeepSeek avait déjà marqué les esprits – de ceux qui suivaient, en tous les cas – avec DeepSeek Coder, suivi de DeepSeek V2 en mai-juin de la même année. L'entreprise a également développé des applications sophistiquées dans les domaines des télécommunications et de la médecine, démontrant une expertise technique considérable, qui sera reprise dans des papiers au printemps (télécoms) et en décembre (médecine).
L'analyse des coûts d'accès aux modèles d'IA révèle une stratégie chinoise particulièrement agressive. Les différences sont parfois sidérantes (20x, 50x voire 100x) et elles alimentent évidemment les commentaires des médias autant que les analyses des spécialistes. Tous ne sont pas convaincus de la réalité de cet avantage économique, mais s’il est effectif, il justifie au moins une partie de la correction boursière vécue ce 27 janvier 2025 face à la perspective de moindres niveaux de rentabilité des leaders US du secteur. Bien entendu, cela ne remet pas en cause leurs réelles qualités scientifiques et techniques, mais ajoute une couche aux doutes que certains pouvaient déjà avoir sur le potentiel économique de ces entreprises.
DeepSeek-R1, avec un coût d'entrée de seulement 0,55$ par million de tokens et des mécanismes de cache permettant de réduire ce coût à 0,14$, se positionne nettement en dessous des tarifs pratiqués par les acteurs occidentaux. Plus frappant encore, Doubao 1.5 Pro de ByteDance propose des tarifs défiant toute concurrence, descendant jusqu'à 0,02$ par million de tokens pour les entrées en cache.
Cette politique tarifaire soulève des questions cruciales: ces prix cassés sont-ils le signe d’une avance technologique réelle ou une stratégie temporaire de dumping? La Chine construit-elle une dépendance mondiale à ses modèles, à l’image de ses autres stratégies industrielles? Cherche-t-elle à conquérir des marchés ou veut-elle également amplifier son influence de superpuissance?
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Le parallèle troublant avec "l'opium digital"
Cette stratégie de prix bas n'est pas sans rappeler les critiques formulées à l'encontre de TikTok, souvent qualifié "d'opium digital" - une référence historique lourde de sens aux guerres de l'opium qui ont marqué l'histoire de la Chine. Tout comme ByteDance propose Douyin, une version chinoise de TikTok plus orientée vers l'éducation et soumise à une régulation stricte, nous pourrions observer une double réalité comparable dans les modèles d’IA, avec notamment un effort de pénétration des économies étrangères, tous continents confondus – car il ne faut pas oublier l’initiative de la nouvelle route de la soie ou la politique africaine de la Chine – par des tarifs attractifs.
Ces récentes évolutions alimentent notamment les inquiétudes de certains analystes quant aux risques potentiels de manipulation idéologique et d'impact sur la cybersécurité occidentale. Car derrière ces prix bas se cache peut-être une stratégie d'influence plus sophistiquée et des risques nouveaux pour les entreprises, les secteurs publics et les activités du non-marchand, en particulier celles dont l’action ne rencontre pas nécessairement l’assentiment des autorités de Pékin.
Dans ce contexte, l'initiative Open-R1 de Hugging Face prend tout son sens. Open-R1 est un vaste projet de reconstruction des méthodes d’entraînement qui ont permis l’émergence de DeepSeek R1. Hugging Face est une entreprise américaine, véritable pilier de l'open source dans l'IA depuis 2016, qui cherche ainsi à décoder et à rendre transparent le processus d'entraînement de DeepSeek R1. Car si le modèle et son rapport technique sont publics, les détails cruciaux de son développement - jeux de données, code, hyperparamètres - restent dans l'ombre. De ce fait, nombreuses sont les questions sur les risques de cybersécurité, sur l’exposition éventuelle d’actifs intangibles essentiels de nos entreprises et sur la possibilité de manipulation plus efficace des opinions publiques de l’Occident.
L’indéniable puissance scientifique et technique de la Chine
On a souvent tendance en Occident, particulièrement aux États-Unis, à se considérer comme en avance sur le plan éthique et technologique par rapport à la Chine. Mais au-delà des débats sur les régimes politiques ou les questions de libertés individuelles – nous n'allons pas discuter ici de régimes politiques et des mérites relatifs du fonctionnement de différents pays, ni de crédit social ou de surveillance, pas plus que de mesures de restriction des libertés individuelles pour servir un agenda religieux rétrograde –, ils est nécessaire de porter notre attention sur les STEM : science, technologie, ingénierie et mathématiques.
Les réalisations de la Chine dans ces domaines STEM sont tout simplement remarquables. Avec des universités de renommée mondiale comme Tsinghua, Pékin, Zhejiang (Hangzhou) ou Jiao Tong (Shanghai), elle se positionne comme un leader scientifique et technologique.
Pour comprendre cette dynamique, le livre AI Superpowers de Kai-Fu Lee est une référence incontournable. Depuis 2020, je recommande vivement cet ouvrage à mes étudiants en innovation digitale, après avoir découvert un article marquant de l'auteur en 2019. Une deuxième référence particulièrement intéressante pour comprendre la puissance des clusters d’innovation chinois, notamment ceux de la région de Shenzhen, que j’intègre dans mes listes de lecture pour le cours d’innovation digitale s’intitule Pioneers, Hidden Champions, Changemakers, and Underdogs: Lessons from China's Innovators de Mark J. Greeven, George S. Yip et Wei Wei, publié chez The MIT Press.
Des pôles d'innovation performants, comme celui de Shenzhen, témoignent de la puissance technologique et de l’ingéniosité de la Chine. Les clusters de Shenzhen sont très en pointe sur la micro-électronique et la robotique depuis des années, où les cycles de développement et d’itération sur les prototypes sont significativement plus rapides qu’en Europe dans beaucoup de cas et ce depuis des années, à la faveur de la politique industrielle chinoise et de la réalité de délitement européen dans ce domaine. A Shenzhen on investit actuellement sur le croisement de la robotique et de l’IA, qui est le domaine d’avenir par excellence, avec notamment l’ouverture au début de cette année d’un cluster dédié à cette question, à savoir le parc industriel et technologique de Longhua, qui a été annoncé en décembre.
La Chine est donc une force majeure en STEM. L'ignorer, c'est se priver d'une compréhension essentielle du paysage scientifique et technologique mondial. C’est peut-être aussi, pour les Européens, abandonner une carte importante pour leur stratégie et pour leur position dans le monde de demain qui se construit déjà aujourd’hui en leur absence.
Questions cruciales pour l’Europe confrontée aux restrictions US
Cela soulève des questions cruciales pour l'Europe, alors que certains pays européens, y compris la Suisse, se retrouvent ou pourraient se retrouver sous restrictions d'exportation de technologies de pointe américaines. Dans les pays de l’UE sur la liste des pays ne bénéficiant pas de la confiance américaine, il est assez surprenant d’en retrouver certains qui ne semble ni particulièrement hostiles, ni spécialement dangereux pour les Etats-Unis et cela renvoie sans doute aux crispations de fuites indirectes qui étaient communes pendant la guerre froide: Autriche, Luxembourg, Pologne, Hongrie, République Tchèque, Grèce ou encore Portugal tiennent compagnie à la Suisse sur cette liste. Si pour cette dernière on peut amplement concevoir que les Etats-Unis la voient comme une concurrente sérieuse dans les sciences et la technologie, en raison de l’existence et de l’excellence de l’ETH (EPFZ), de l’EPFL ou du CERN, les motivations semblent plus brumeuses pour les autres pays.
Lorsque l’on se penche de manière plus attentive sur les dispositions des décrets et lois US sur les restrictions des exportations de technologies critiques dans ces domaines, que couvrent-elles? En réalité un spectre large de moyens fondamentaux pour le développement économique et l’affirmation de la puissance technologique du futur:
Composants de Calcul Avancé: les États-Unis ont étendu leurs contrôles sur les composants de calcul avancé, incluant les semi-conducteurs, les équipements associés, les logiciels et les technologies connexes. Cette mesure vise à maintenir l'avantage technologique américain dans les secteurs critiques.
Poids des Modèles d'IA: pour la première fois, les États-Unis contrôlent l'exportation des "poids des modèles" d'IA, ces paramètres cruciaux qui déterminent le fonctionnement et les résultats des modèles d'intelligence artificielle. Cette mesure est particulièrement significative car elle touche directement au cœur de la technologie d'IA.
Exigences Mondiales de Licence: de nouvelles exigences mondiales en matière de licences d'exportation ont été imposées sur les circuits intégrés de calcul avancé et les poids des modèles d'IA de pointe. Ces licences sont désormais requises pour toute transaction internationale impliquant ces technologies.
Traitement par Niveaux: les États-Unis ont mis en place un système hiérarchisé pour les politiques de licence et les exceptions, accordant un traitement préférentiel à certains alliés et partenaires. Cette approche différenciée permet une plus grande flexibilité dans les relations commerciales tout en maintenant un contrôle strict.
Plafonds de Puissance de Calcul: des plafonds de puissance de calcul ont été instaurés par pays et par entreprise, bien que les détails de mise en œuvre restent à préciser. Cette mesure vise à limiter l'accès aux capacités de calcul intensif pouvant être utilisées pour le développement d'IA avancée.
Exemptions pour les Fournisseurs Cloud : Les grands fournisseurs de cloud computing basés aux États-Unis peuvent demander des autorisations pour exploiter des centres de données d'IA à l'échelle mondiale, sous réserve de conditions strictes. Cette disposition permet de maintenir la compétitivité des entreprises américaines tout en garantissant un contrôle sur l'utilisation de ces technologies.
Une leçon pour l'Europe
Face à cette réalité complexe, l'Europe doit éviter deux écueils : la sous-estimation des capacités chinoises et la panique injustifiée. Les restrictions d'exportation américaines touchant plusieurs pays européens, montrent bien que nous sommes entrés dans une ère de fragmentation technologique où les enjeux dépassent largement la simple compétition commerciale.
L’émergence de DeepSeek dans les médias de masse et dans le débat public, y compris en attirant l’attention sur ses effets les moins essentiels, à savoir l’évolution des bourses outre Atlantique, peut servir à nous rappeler quelques réalités fondamentales. La réalisation de grands projets et de grandes ambitions techniques et industrielles ne dépend pas seulement de l’accès ouvert à des ressources financières apparemment illimitées. Le volume de capitaux engagés dans le projet Stargate ne constitue pas une garantie de réussite, pas plus que ne le serait pour l’Europe le fait de s’engager dans la voie préconisée par Mario Draghi dans son rapport, qui conduirait à investir des centaines de milliards d’Euros par an dans l’innovation. Car, si le capital est parfois ou dans une certaine mesure une condition nécessaire, il n’est pas toujours une condition suffisante. Sa disponibilité excessive peut constituer une faiblesse dans bien des cas, car elle induit une certaine manière irresponsable de le déployer. Elle consiste à investir sans considération pour les risques de l’on fait prendre à d’autres parties-prenantes et sans modération des ressources que l’on engage pour progresser en science, en technologie, en gouvernance, en liberté et en conscience. Car, l’innovation en elle-même n’est rien si elle ne sert l’une des ces dimensions fondamentales.
Si l’Europe veut sortir de sa torpeur stratégique, elle doit cesser d’imiter les modèles américains et chinois et capitaliser sur ses propres atouts : excellence scientifique, ingénierie de pointe et régulation intelligente, plutôt qu’excessive. Elle doit parier sur son capital humain, sur l’ingéniosité de ses forces vives et sur son excellence scientifique. Plutôt que de désespérer à chercher comment imiter le modèle américain ou concurrencer les prix chinois, l'enjeu est de développer sa propre voie, ancrée dans sa tradition d'innovation et adaptée à ses valeurs spécifiques. Car au-delà des guerres de prix et des craintes géopolitiques, c'est bien la capacité à innover de manière éthique et durable qui déterminera l'avenir de l'IA.
Innover de manière éthique et non substituer la régulation ou les directive à la puissance d’innovation, comme un cache-misère désolant, mais soutenu par une post-rationalisation regrettable. L’Europe doit comprendre que la régulation seule ne suffit pas : elle doit s’accompagner d’une stratégie d’innovation et d’investissement pour peser dans la compétition technologique. Car il faut associer à la règle du droit le levier du pouvoir effectif, le muscle de la technologie, de la science et du business. Là est le défi. Un défi que l'Europe, riche de son histoire scientifique et de ses valeurs humanistes, est parfaitement capable de relever. Reste à savoir si celles et ceux qui la dirigent aujourd’hui en ont la volonté, l’envergure intellectuelle et la capacité exécutive.
A ces questions ouvertement posées on craint une réponse négative qui place mécaniquement ceux qui souhaitent une Europe plus performante dans la difficile position de vouloir la changer, voire la refonder sur de nouvelles bases, sans pour autant renforcer les rangs de ceux qui veulent la défaire. Et qui sont d’ailleurs souvent les serviles collaborateurs d’impérialismes de diverses origines et de tous horizons, de l’Est à l’Ouest en passant par le Moyen Orient, car il faut bien dire les choses comme elles sont quitte à froisser. Ceci au nom de principe camusien selon lequel “mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde”, et parce que l’Histoire est de nouveau en marche.