Fact-checking et liberté d'expression : faux dilemme, vrais enjeux
Entre liberté absolue et vérité administrée, une troisième voie est possible : celle d'un équilibre inspiré des principes qui ont historiquement permis l'émergence d'une presse libre et responsable.
La décision de Meta mettant fin au fact checking continue de faire réagir. Dans ces analyses et prises de position on lit le regret ou la condamnation un peu méprisante de la capitulation sans conditions de Marc Zuckerberg, décrit comme n’ayant pas plus de convictions ou de leadership que de colonne vertébrale. En somme, la réprobation domine le débat public, sans être, pour autant, porteuse de conséquences significatives pour Meta ou pour son fondateur qui doit se moquer de tout cela comme de ses premières chaussettes.
Mais il existe aussi des voix, pas forcément issues des extrêmes, pour soutenir cette nouvelle politique de Meta, qui se déterminent ainsi au nom de ce principe qui veut que les gouvernements et les institutions ayant en principe autorité pour définir les bonnes pratiques, les normes éthiques et les codes de déontologie, représentent un danger beaucoup plus grand que le chaos qu’elle prétendent réduire. La thèse est classique pour les libertariens des Etats-Unis. Elle mérite examen critique. La liberté absolue et l’absence totale de toute régulation dans le fonctionnement d’une plateforme médiatique sont-elles les bons piliers pour en assurer un fonctionnement sain pour les libertés et les droits fondamentaux des citoyens? Voyons voir.
La Professeure de droit de l’ULB Typhanie Afschrift exprime sa position en ces termes sur la décision de Meta dans un éditorial du Trends daté du 16 janvier:
il faut approuver le choix de Marc Zuckerberg de cesser d'imposer sa vérité à ceux qui publient sur ses réseaux. C'est le rôle de chaque personne, sur internet, de s'informer sur l'auteur et l'origine de certains posts, pour éviter de tomber dans le piège du complotisme. Personne ne doit lui imposer ses vues.
La même semaine, à l’autre bout du spectre des analyses, Clément Bénéch, écrivain, journaliste et éditorialiste de Marianne, conclut dans le numéro de la publication daté du 16 au 22 janvier, en citant Hannah Arendt:
« La liberté d'opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat». écrivait Hannah Arendt.
Et Bénéch de poursuivre:
Que la relation des faits existe. c'est bien. Mais encore faut-il que le citoyen veuille le connaitre! Car il y a un consentement à l'info (comme il y a un consentement à l'impôt). Et l'avalanche d'images chocs que permet aujourd'hui X. fussent-elles• vraies» - lA mise à part-. fait planer d'autres périls: J'écoeurement: l'anesthésie: l'indifférenciation.
Deux visions de la liberté et de la vérité
Ces deux analyses révèlent une tension profonde entre deux visions de la société. D’un côté, la notion de liberté absolue comme fondement essentiel de la démocratie. De l’autre, l’idée selon laquelle la liberté d’opinion doit s’appuyer sur des informations factuelles fiables. La première privilégie un discours non réglementé, tandis que la seconde recherche un équilibre entre liberté et véracité des faits systématiquement établie.
La position de Typhanie Afschrift s’inscrit dans un idéal de la liberté totale, insistant sur les droits individuels sans considérer aucune des obligations correspondantes.
Son point de vue, peut-être influencé par son parcours professionnel d’avocat, défend la liberté sans entrave comme instrument de la fiabilité des informations et comme la garantie de les voir effectivement émerger dans le débat public.
Ainsi, pour elle, l’existence d’instances de régulation, de principes de validation, de méthodes de modération ou de règlements spécifiques constitueraient autant de filtres susceptibles d’empêcher la manifestation de la vérité. Mais alors, si cela était vrai aurions-nous eu connaissance du scandale du Watergate, de l’affaire du Rainbow Warrior, de la surveillance illégale des communications par les services secrets US, du scandale Cambridge Analytica – qui avait conduit une version contrite du fondateur de Meta devant une commission d’enquête parlementaires – aurions-nous eu connaissance de l’affaire du logiciel espion Pegasus ou des multiples fraudes et mensonges révélées via Wikileaks ou par le travail d’investigation de Pro Publica?
“La liberté d'opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat”
– Hannah Arendt
Alors la liberté absolue est-elle le seul moyen de parvenir à la vérité ou du moins à la connaissance de faits que certains essaient de cacher? Est-elle la seule voie pour éviter le risque d’un régime totalitaire et l’abus de pouvoir gouvernemental?
Afschrift semble inspirée par une vision idéalisée et romantique de l’Amérique comme terre promise de la vraie liberté, qu’elle oppose aux pays qu’elle qualifie d’échecs en la matière :
…comme la Russie, la Chine, etc., parmi lesquels il serait triste de compter l’Europe.
Cette perspective simplifie toutefois excessivement la question. Elle présuppose que soutenir la liberté implique de rejeter toute forme de régulation raisonnable. Une telle approche binaire et sans nuances rappelle la déclaration de George W. Bush après le 11 septembre, selon laquelle «ceux qui ne sont pas avec l’Amérique sont contre elle». Ce type de vision binaire alimente la polarisation et la division dans la société. Et notons combien elle diffère du principe de sagesse selon lequel ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous. Un principe qui rassemble dans la paix au lieu d’opposer par la discorde. Or de paix et d’esprit de concorde nous avons besoin pour décider sur des questions complexes, telles que l’arbitrage entre liberté et sécurité, notamment parce que nous voulons éviter de n’avoir ni l’un, ni l’autre.
Un objectif de vérité ou de fonctionnalité du système d’information?
Au lieu de poser le débat en termes de recherche de « la vérité », nous devrions nous concentrer sur les conditions nécessaires et suffisantes pour permettre l’existence de flux d’information sains. Car une information saine est la base même de décisions individuelles et collectives fondées sur la raison et la science, plutôt que sur des opinions dogmatiques ou des croyances solidement ancrées.
Au fond, nous ne vivons pas dans un monde d’absolus, qui serait sans réalité objective et sans fondements de science, de telle sorte que tout puisse se ramener à la concurrence libre entre thèses opposées. Il ne suffit pas, comme dans certains tribunaux, que le seul talent de l’argumentation mène à la décision désirée, indépendamment de la réalité des faits. Il existe de plus en plus de situations dans lesquelles nous devons nous fonder sur la méthode scientifique pour décider collectivement du devenir des communs, à commencer par ceux qui sont essentiels à la viabilité de cette planète pour l’écosystème auquel nous appartenons. En somme, nous ne pouvons pas considérer l’ignorance des uns comme équivalente à la connaissance des autres sur le seul principe de la liberté individuelle sans limites, car il y a bien une réalité physique et des principes de science qui s’imposeront à tous et dont les mécanismes de la libre concurrence entre individus ne pourront pas contrecarrer les conséquences.
Enfin, une contrepartie d’obligations et un jeu minimal de règles sont les conditions nécessaires de la pérennisation des droits et de la régulation des pouvoirs que donne à chacun la liberté d’expression et d’opinion.
Les conséquences irréversibles d’une liberté sans limite
L’affirmation d’Afschrift selon laquelle « ni l’histoire ni la science ne doivent être décidées à la majorité » est pertinente mais omet les dégâts irréversibles causés par la manipulation des faits scientifiques. Les quarante dernières années du débat sur le climat illustrent parfaitement ce danger. Entre les accords de Kyoto et de Paris, les industries les plus polluantes ont activement financé des recherches et des campagnes médiatiques pour semer le doute sur la réalité et les conséquences du changement climatique. Cette manipulation délibérée a considérablement retardé l’action collective nécessaire pour répondre aux limites planétaires. Ces exemples montrent que la permissivité absolue des controverses et la marchandisation de la vérité peuvent compromettre la durabilité à long terme.
Vers une approche collective équilibrée
Les craintes d’Afschrift concernant une surenchère de l’État—avec l’imposition collectiviste d’une vérité officielle—sont valables mais exagérées. Il est possible de favoriser des collectifs sans sombrer dans le collectivisme ni créer une vérité orwellienne. La loi française sur la presse du 29 juillet 1881 offre un modèle pertinent, voire inspirant : son article 1 garantit la liberté de la presse (« L’imprimerie et la librairie sont libres »), tandis que l’article 2 protège les sources des journalistes. Parallèlement, la loi impose des obligations à ceux qui souhaitent bénéficier des protections conférées à une presse libre.
De même, on peut remettre en cause l’influence excessive des intérêts industriels dans les médias sans démanteler la liberté de la presse. Tout comme les industries de la santé et de l’alimentation sont soumises à des normes strictes pour protéger le public, les organisations médiatiques pourraient être soumises à des cadres de gouvernance garantissant leur intégrité et leur indépendance sans brider leur liberté.
N’est-ce pas là analogue à ce qui se fait dans les secteurs de la santé et de l’alimentaire? On impose des normes aux établissements de santé ou aux industries alimentaires, sans attendre que la somme des erreurs médicales ou des empoisonnements alimentaires déclenche un arbitrage de marché sur le fait de savoir lesquels de ces opérateurs doivent continuer à exister et lesquels disparaître naturellement du fait de leur incapacité à assurer leur mission.
Au fond, il est sans doute mieux de dire que ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous, et ainsi de rassembler au lieu de disperser, de nourrir des collectifs sains au lieu de détruire les communs. Et qui dit collectif ne dit ni collectivisme, ni totalitarisme d’Etat. Il s’agit de trouver un point d’équilibre entre absence totale de toute contrainte et négation des libertés individuelles au nom d’un bien commun théorique rarement respecté. Tout comme les universités équilibrent la liberté académique avec la rigueur scientifique, notre système médiatique digitalisé, dont plateformes incluses car elles n’ont rien d’un canal neutre, pourrait trouver cet équilibre entre la liberté d'expression et la responsabilité envers la véracité des faits diffusés.
L’alternative à une certaine vision idéalisée de la liberté absolue n’est pas d’imposer une vérité monolithique mais de faire de la science—alliée à la réflexion philosophique—la boussole qui guide nos décisions, pour qu’elles soient prises avec raison et conscience. N’est-ce pas là le sens de la belle devise de l’ULB ? Scientia vincere tenebras, soit “la connaissance pour vaincre les ténèbres” que sont l’ignorance, le mensonge ou la désinformation et l’oppression.